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Aïla Woudiver était juché sur un tabouret dans le hangar qui se dressait à la limite des marais salants de Sivishe. Une chaîne fixée au collier de fer passé autour de son cou était accrochée à un haut câble ; il pouvait aller de sa table au cagibi où il dormait, et, chaque fois qu’il se déplaçait, la chaîne cliquetait derrière lui.

Il était prisonnier chez lui, ce qui était une insulte s’ajoutant à l’outrage et aurait normalement dû le jeter dans des crises de rage et de grincements de dents. Mais non… Il était placidement assis sur son tabouret de part et d’autre duquel ses vastes fesses pendaient comme les trousses d’une selle, un absurde sourire de sainte patience plaqué sur les lèvres.

Adam Reith l’observait, debout devant l’astronef qui occupait presque toute la place. L’abnégation dont Woudiver faisait preuve était presque plus inquiétante que ses accès de fureur et le Terrien espérait que les machinations que tramait le poussah ne mûriraient pas trop vite. La fusée était presque prête. Et Reith escomptait pouvoir quitter Tschaï dans une semaine environ.

Woudiver s’occupait à des travaux d’écriture ; de temps en temps, il levait sa page pour admirer sa calligraphie – c’était là la source de sa patiente affabilité. Traz entra dans l’entrepôt, lui décocha un regard noir et résuma dans une seule formule toute la philosophie des Emblèmes, ses ancêtres :

— Tuons-le tout de suite ! Tuons-le et qu’on en finisse !

Reith poussa un soupir dubitatif.

— Il a un carcan. Il est hors d’état de nuire.

— Il trouvera un moyen. Aurais-tu oublié tous les tours qu’il nous a joués ?

— Je suis incapable de l’abattre de sang-froid.

Traz, écœuré, poussa une sorte de grondement et ressortit d’un pas pesant.

— Pour une fois, laissa tomber Anacho, l’Homme-Dirdir, je suis du même avis que ce jeune coureur de steppe : tuons cette bête malfaisante.

Woudiver, qui avait deviné le sens de la conversation, sourit d’un air amène. Reith remarqua qu’il avait maigri. Ses joues, naguère rebondies, pendaient en plis flasques et sa lèvre supérieure ballottait mollement, tel un bec, au-dessus de son petit menton pointu.

— Regarde-le faire sa bouche en cœur ! siffla Anacho. S’il le pouvait, il nous grillerait les nerfs ! Éxécutons-les sur-le-champ.

De nouveau, Adam Reith prêcha la modération :

— Dans une semaine, nous ne serons plus là. Que peut-il faire, enchaîné et impuissant ?

— C’est Woudiver !

— Ce n’est quand même pas une raison pour l’égorger comme une bête !

Anacho leva les bras au ciel et sortit à son tour du hangar. Reith entra dans le vaisseau et contempla les techniciens pendant quelques minutes. Ils étaient absorbés par la tâche infiniment délicate consistant à équilibrer les pompes énergétiques, et le Terrien ne pouvait les aider. La technologie dirdir – tout comme la mentalité dirdir – lui échappaient totalement. L’une et l’autre s’inspiraient de certitudes intuitives – telle était du moins son impression. La logique était presque totalement absente du mode de vie des Dirdir, et ce, dans tous les domaines.

De longs rayons d’or bruni tombaient de la haute fenêtre. Le crépuscule approchait. Woudiver, l’air songeur, abandonna sa futile besogne. Il adressa à Reith un petit salut aimable et regagna son cagibi avec un ferraillement de chaîne. On aurait dit une caténaire.

Les techniciens sortirent de l’astronef derrière Fio Haro, le mécanicien en chef. C’était l’heure d’aller dîner. Reith caressa la coque disgracieuse, palpa l’acier comme s’il ne parvenait pas à croire à sa réalité. Encore une semaine et il regagnerait la Terre ! Cela ressemblait à un rêve. La Terre était devenue une planète lointaine, un monde bizarre.

Il alla chercher une saucisse noirâtre dans le garde-manger et se planta sur le seuil. 4269 de La Carène à son déclin baignait la lagune d’une lueur couleur de bière, plaquant une ombre démesurée derrière chaque touffe de végétation.

Les deux silhouettes noires qui, depuis quelque temps, faisaient leur apparition quotidienne à l’heure du crépuscule étaient invisibles.

Le décor avait une beauté lugubre. Au nord, la ville de Sivishe était une masse croulante de vieux édifices délabrés que les rayons obliques du soleil faisaient rougeoyer. À l’ouest, au delà de la passe d’Ajzan, se dressaient les tours de Heï, la cité des Dirdir, que dominait la Boîte de Verre.

Reith alla rejoindre Traz et Anacho qui, assis sur un banc, lançaient des cailloux dans une flaque. Le premier, le visage camus, taciturne, était tout en os et en muscles ; Anacho, mince comme une anguille, dépassant Reith de quinze centimètres, la peau pâle, était aussi loquace que le jeune nomade était laconique. Traz reprochait à Anacho de prendre de grands airs, et l’Homme-Dirdir le jugeait fruste et sans discernement. Cependant, il leur arrivait parfois de tomber d’accord. C’était le cas maintenant : tous deux considéraient comme indispensable d’exécuter Aïla Woudiver. Reith, pour sa part, s’inquiétait davantage des Dirdir. Du haut de leurs tours, ils pouvaient probablement voir ce qui se passait à l’intérieur du hangar, aux portes ouvertes, et leur passivité était pour le Terrien aussi anormale que le sourire de Woudiver. Elle dissimulait une menace secrète.

— Pourquoi ne font-ils pas quelque chose ? soupira-t-il en mordant dans sa saucisse. Ils doivent savoir que nous sommes là.

— Le comportement du Dirdir est imprévisible, répliqua Anacho. Tu ne les intéresses plus. Pour eux, les hommes ne sont que de la vermine. Ils préfèrent chasser les Pnume de leurs terriers. Tu n’es plus objet de tsau’gsh. C’est du moins ce que je suppose.

Ces paroles ne rassurèrent pas pleinement le Terrien.

— Et les Phung ou les Pnume, quels qu’ils puissent être, qui viennent nous espionner ? Ce n’est pas pour le plaisir qu’ils sont là !

Il faisait allusion aux deux silhouettes sombres qu’il avait récemment repérées dans les marais salants. Des créatures décharnées, enveloppées de houppelandes noires, coiffées d’une cagoule tout aussi noire, qui surgissaient au coucher du soleil.

— Les Phung sont des solitaires ; il ne s’agit pas de Phung, dit Traz. Les Pnume n’apparaissent jamais en plein jour.

— Et jamais aussi près de Heï, car ils craignent les Dirdir, ajouta Anacho. En conséquence, ce sont des Pnumekin ou, plus vraisemblablement, des Gzhindra.

 

La première fois que Reith les avait aperçues, ces créatures étaient immobiles, surveillant le hangar. Elles étaient restées comme cela jusqu’à la nuit et, quand 4269 de La Carène avait sombré derrière les falaises, elles s’étaient dématérialisées dans l’obscurité. Cette surveillance n’avait rien d’accidentel et elle inquiétait le Terrien. Mais qu’y faire ?

Le lendemain, il y eut de la brume et une petite pluie fine tomba. Personne ne se montra dans les marais salants.

Le surlendemain, le soleil brilla de nouveau et, un peu avant le crépuscule, les deux silhouettes noires réapparurent, tournées vers l’entrepôt. Adam Reith se morfondait. Cet espionnage était de mauvais augure : les désagréments étaient la règle sur Tschaï.

 

4269 de La Carène frôlait l’horizon.

— S’ils doivent venir, c’est maintenant, fit Anacho.

Reith fouilla l’étendue à l’aide de son sondoscope.

— Je ne vois que des touffes d’herbe et des arbustes. Il n’y a même pas un lézard.

Traz désigna quelque chose du doigt.

— Les voici.

— Humph ! grommela le Terrien. Je viens de regarder de ce côté. (Il poussa l’agrandissement et son pouls s’accéléra. Les silhouettes tressautèrent dans l’oculaire. Leurs visages mangés d’ombre étaient indiscernables.) Ils ont des mains, dit Reith. Ce sont des Pnumekin.

Anacho prit l’instrument.

— Ce sont des Gzhindra, déclara-t-il au bout d’un instant. C’est-à-dire des Pnumekin chassés de leurs galeries. Si l’on veut traiter avec les Pnume, il faut passer par l’intermédiaire des Gzhindra car les Pnume ne négocient jamais directement.

— Que viennent-ils faire ici ? Nous n’avons aucune envie d’entrer en rapport avec les Pnume.

— Mais peut-être qu’ils veulent traiter avec nous – du moins c’est ce qu’il semble.

— À moins qu’ils n’aient affaire à Woudiver ? suggéra Traz.

— Au coucher du soleil et uniquement à cette heure-là ?

Une idée germa soudain dans la tête du jeune nomade, qui s’éloigna du hangar. Il passa devant ce qui avait été le bureau de Woudiver, une petite bâtisse qui se dressait un peu à l’écart, construite avec des fragments de briques et du silex. Quand il eut parcouru une centaine de mètres, il s’arrêta et se retourna, puis fit signe à Reith et à Anacho de venir le rejoindre.

— Regardez bien l’entrepôt, dit-il. Vous allez voir avec qui les Gzhindra ont affaire.

Une lumière fusait par intermittence entre deux planches de bois noir.

— Cela correspond à l’endroit où dort Woudiver, dit Traz.

— Ce gros salopard leur fait des signaux ! siffla Anacho.

Reith exhala un profond soupir. Il s’efforça de maîtriser sa colère. Quelle folie que de s’être attendu à quelque chose d’autre de la part d’Aïla Woudiver, qui baignait dans l’intrigue comme un poisson dans l’eau !

— Peux-tu comprendre ces signaux ? demanda-t-il à Anacho sur un ton contenu.

— Oui. C’est le code classique de points et de traits. « … dédommagement… convenable… en échange… service… ce sera… bientôt… le moment… » (Les signaux s’interrompirent.) C’est tout.

— Il nous a vus par la fente, murmura Reith.

— Ou il n’a plus de quoi faire de la lumière, dit Traz.

En effet, 4269 de La Carène avait basculé derrière la montagne. Le regard de Reith balaya la lagune : les Gzhindra avaient disparu aussi mystérieusement qu’ils avaient surgi.

— Le mieux serait d’avoir une petite conversation avec Woudiver, dit le Terrien.

— Il ne proférera que des mensonges, rétorqua Anacho.

— Sans doute, reprit Reith, mais ses silences pourront être un renseignement.

Ils regagnèrent le hangar. Woudiver, qui s’était remis à ses écritures, les accueillit avec son habituel sourire affable.

— Cela va bientôt être l’heure de dîner.

— Pas pour toi, rétorqua Reith.

— Comment ? Je n’aurai pas à manger ? Allons ! Il ne faut pas pousser trop loin la plaisanterie !

— Pourquoi fais-tu des signaux aux Gzhindra ?

Woudiver haussa ses sourcils glabres mais ne manifesta ni surprise ni gêne.

— Il s’agit d’une transaction commerciale, répondit-il. Il m’arrive parfois de faire affaire avec le sous-peuple.

— Quel genre d’affaires ?

— Tantôt une chose, tantôt une autre… cela dépend. Je viens de leur présenter mes excuses de n’avoir pu tenir certains engagements. Chipoterais-tu ma bonne réputation ?

— Et quels sont ces engagements que tu n’as pu tenir ?

— Allons, allons… Tu ne vas quand même pas forcer mes petits secrets !

— La question n’est pas là ! J’ai la conviction que tu es en train de manigancer quelque chose.

— Bah ! Quelle bêtise ! Comment pourrais-je manigancer quoi que ce soit alors que je suis enchaîné ? Et, crois-moi, cette situation est humiliante.

— Si jamais quelque chose va de travers, nous te pendrons haut et court au bout de ta chaîne ! Et tant pis pour ta dignité !

Woudiver eut un geste de mépris railleur et détourna le regard.

— On dirait que le travail est bien avancé ?

— Ce n’est pas ta faute !

— Allons donc ! Tu sous-estimes mon aide ! Qui t’a fourni la carène au prix de mille difficultés et pour un maigre bénéfice ? Qui a tout organisé, tout mis en place ? Qui t’a fait bénéficier de sa précieuse perspicacité ?

— Celui qui a fait main basse sur notre argent, le traître qui nous a expédiés à la Boîte de Verre, répondit Reith.

Il s’assit de l’autre côté du local. Traz et Anacho le rejoignirent et tous trois restèrent à contempler Woudiver, qui boudait, furieux d’être privé de son repas.

— On devrait le tuer, fit Traz sur un ton uni. Il se prépare à nous causer des ennuis.

— J’en suis persuadé, répliqua Reith, mais je voudrais bien savoir pourquoi il est en rapport avec les Pnume. Il me semble que ce serait avec les Dirdir qu’il devrait se mettre en cheville. Les Dirdir savent que je suis un Terrien et il n’est pas impossible qu’ils sachent aussi que nous construisons un astronef.

— Peut-être, mais cela leur est égal, répondit Anacho. Les autres races ne les intéressent pas. Mais les Pnume… c’est différent. Ils savent tout et ils sont particulièrement curieux des faits et gestes des Dirdir. De leur côté, quand ces derniers découvrent leurs galeries, ils les gazent.

Woudiver se rappela à l’attention du trio :

— Vous avez oublié mon dîner !

— Je n’ai rien oublié, fit Reith.

— Alors, apporte-moi à manger. Aujourd’hui, je veux une salade de racines blanches, de la bouillie de lentilles, de la viande de gargane et de vire-vire, un bon fromage noir et mon vin habituel.

Traz émit un ricanement dédaigneux et Reith demanda :

— Pourquoi te mijoterions-nous de petits plats alors que tu complotes contre nous ? Tu n’as qu’à demander aux Gzhindra de t’apporter à manger.

Le visage de Woudiver s’affaissa et il se tapa sur les genoux à coups de poing.

— Voilà maintenant qu’ils se sont mis en tête de torturer le malheureux Aïla Woudiver, dont le seul crime est d’être fidèle à sa parole ! Quel triste destin que de devoir vivre et souffrir sur cette terrible planète !

Ecœuré, Reith se détourna. À demi Homme-Dirdir de naissance, Woudiver s’affirmait avec vigueur adepte de la doctrine de la Genèse Double professant que, originellement, les Dirdir et les Hommes-Dirdir étaient des cellules jumelles de l’Œuf Primordial sur la planète Sibol. En fonction de ce dogme, Adam Reith faisait figure d’iconoclaste irresponsable qu’il fallait mettre hors d’état de nuire à tout prix. D’un autre côté, on ne pouvait pas attribuer tous les forfaits de Woudiver à son zèle théologique. Reith se rappela un certain nombre d’exemples de lubricité et de sybaritisme du personnage et la vague compassion qu’il éprouvait s’évanouit.

Woudiver se répandit en gémissements et en protestations pendant quelques minutes, puis se calma soudain et observa attentivement Reith et ses amis. Enfin, il reprit la parole et le Terrien crut discerner une joie secrète dans son intonation.

— Ton projet va bientôt se réaliser grâce à Aïla Woudiver, à son astuce et à ses maigres économies. Ce pauvre Aïla Woudiver injustement séquestré !

— Il est exact que nous aurons bientôt terminé.

— Quand envisages-tu de quitter Tschaï ?

— Le plus tôt possible !

— Parfait ! s’exclama le poussah avec une chaleur onctueuse. (Reith eut l’impression de discerner une lueur de raillerie dans son regard.) Il est vrai que tu es un personnage remarquable. (La voix de Woudiver s’était brusquement amplifiée comme s’il ne pouvait plus contenir plus longtemps sa joie secrète.) Pourtant, il vaut parfois mieux être quelqu’un de modeste et de banal. Qu’en penses-tu ?

— Je ne sais pas ce à quoi tu fais allusion.

— En effet…

— Puisque tu sembles être d’humeur causante, pourquoi ne nous parlerais-tu pas des Gzhindra ?

— Qu’y a-t-il à en dire ? Ce sont de pauvres créatures condamnées à errer à la surface de la planète alors qu’elles redoutent de se trouver à l’air libre. T’es-tu jamais demandé pourquoi les Pnume, les Pnumekin, les Phung et les Gzhindra portent tous des cagoules ?

— Je suppose que c’est leur coutume vestimentaire.

— Tu as raison, mais il y a un motif plus profond : cette capuche leur cache le ciel.

— Alors, qu’est-ce qui pousse ces deux Gzhindra à sortir s’ils redoutent tant la vue du ciel ?

— La même raison qui anime tous les hommes, répondit pompeusement Woudiver. L’espoir et le désir.

— Qu’espèrent-ils exactement ?

— En tout état de cause, je suis un ignorant, bien sûr. Tout homme est un mystère. Même toi, Adam Reith, tu m’intrigues. Tu me tourmentes cruellement par caprice. Tu utilises mon argent en vue d’un projet délirant, tu traites par le mépris toutes mes protestations, tous mes appels à la modération. Pourquoi ? Je me le demande. Pourquoi ? Pourquoi ? Si cela n’était pas aussi absurde, j’en arriverais presque à croire que tu viens d’un autre monde.

— Tu ne m’as toujours pas dit ce que veulent les Gzhindra ?

Rassemblant toute sa dignité, Woudiver se leva. La chaîne fixée à son cou oscilla et tinta.

— Le mieux serait que tu t’informes auprès des intéressés eux-mêmes.

Il se rassit à sa table et, après avoir décoché à Reith un dernier et énigmatique coup d’œil, se remit à ses écritures.